Essai sur l’Optique – Chapitre 1: De La Lumière

[231r] Si je voulais examiner ici la nature de la lumière, je sortirais des bornes de mon sujet. Ainsi je me contenterai de supposer les vérités suivantes, comme étant unanimement reçues aujourd’hui de tous les philosophes.

Propositions reçues sur la lumière

  1. Que la lumière n’est autre chose, qu’une des propriétés de l’être (quelqu’il soit) que nous appelons feu, lequel nous donne le sentiment de lumière toutes les fois qu’il est transmis en ligne droite, jusqu’à nos yeux dans une quantité suffisante pour les ébranler.
  2. Que la lumière émane des corps lumineux, et qu’elle nous vient du soleil en sept ou huit minutes plus ou moins.
  3. Que les parties de la lumière, quelque soit sa nature, sont d’une petitesse que nous ne pouvons assigner.
  4. Que ce qu’on appelle un rayon de lumière est un faisceau de sept espèces de rayons différents : rouge, jaune, orange, vert, bleu, indigo, et violet.

Qu’on me permette de m’arrêter ici un moment pour considérer les progrès immenses que la physique a fait en Europe depuis environ quatre vingt ans.

[231v] Les anciens connaissaient les sept couleurs, puisqu’ils avaient des prismes, mais ils disaient qu’il n’y avait pas là de couleur, mais une apparence de couleur. « Apparet non fieri ullum colorem sed speciem falsi coloris » dit Sénèque en parlant du prisme.

Définition de la lumière par Aristote

Aristote, qui a joui de la monarchie universelle des sciences pendant si longtemps, croyait que la lumière était un accident. Il la définissait: « L’acte du transparent en tant que transparent », et les couleurs, « ce qui meut le corps qui est actuellement transparent ». C’est ce jargon inintelligible, qu’on a pris pendant plus de deux mille ans pour la vérité.

Explication de la nature de la lumière par Descartes

Descartes osa le premièr renverser ces idées, mais il semblait qu’il ne détruisit le monde d’Aristote que pour avoir le plaisir d’en créer un. Il créa donc la lumière, et assura qu’elle était composée de petites boules qui étaient partout, et qui n’avaient qu’à être pressées, pour nous donner le sentiment de lumière, et à tournoyer, ou même avoir une tendance au tournoiement, pour nous faire voir les couleurs.

Ce n’est pas ici le lieu de réfuter cette pression de globules, en quoi Descartes faisait consister la lumière, mais parmi la foule des arguments qui les anéantissent, j’espere qu’on me permettra d’en rapporter un qui me paraît d’autant plus concluant, que nostre expérience journaliere le met sans cesse sous nos yeux.

[232r] Si la lumière consistait en une pression de globules répandus partout, elle ne se propagerait point en ligne droite, mais à la rencontre du moindre obstacle elle se répandrait en ondulations, à droite et à gauche, comme font tous les fluides, qui tournent autour des obstacles, qu’ils rencontrent. Donc puisque la lumière ne tourne point autour des corps, puis qu’elle se propage en ligne droite, elle ne consiste point en un fluide repandu par tout l’univers, ni dans une simple pression de ce fluide imaginaire.

L’explication que Descartes donnait de la nature de la lumière, n’était donc ni plus vrai ni mieux prouvée, que « l’acte du transparent » d’Aristote, auquel il la substituait, et on est forcé d’avouer, que le seul profit que les hommes aient tiré des ouvrages de Descartes, tout grand homme qu’il était, c’est d’apprendre à se tromper avec méthode.

Enfin il est venu un philosophe qui au lieu de vouloir deviner ce que c’est que la lumière, a cherché simplement à découvrir ses effets par l’expérience. On sait que Mr. Newton a porté la sagacité de son esprit, et la justesse de sa main jusqu’à anatomiser cet être dont la nature est encore inconnue.

On savait, avant Mr. Newton par les observations [232v] de Mr. Huygens et Mr. Rømer sur les immersions et les émersions des satellites de Jupiter, que la lumière n’est ni un accident, ni un fluide repandu partout, ni une simple pression de globules, mais qu’elle se meut véritablement, que sa propagation n’est point instantanée, et que le soleil nous l’envoie, en sept ou huit minutes comme je l’ai dit page 3.

Mais Mr. Newton a découvert et démontré depuis, que les couleurs ne sont point causées par un tournoiement de globules, ni par une simple modification des corps, mais que toutes les couleurs de la nature sont formées du mélange des sept rayons colorifiques et inaltérables, que le prisme fait paraître, et qui sont contenues dans la lumière, qu’une seule espèce de ces rayons, nous donne la sensation du rouge, sans pouvoir jamais par toutes les modifications possibles, nous donner celle d’une autre couleur ; qu’il en est de même des rayons producteurs du jaune &c., que tous ces rayons mêlés ensemble dans une égale quantité produisent la couleur blanche, &c.

Ainsi ce philosphe est parvenu à décomposer la lumière, et l’on peut dire qu’elle est en même temps l’être sur lequel nous avons porté le plus loin nos recherches, et celui dont la nature intime, est peut-être encore la plus inconnue.